Fond de couleur
VOYAGE EN ITALIE de Roberto Rossellini

VOYAGE EN ITALIE de Roberto Rossellini

Profession Reporter

Edition 2022-2023

Voyage en Italie (1954) de Roberto Rossellini : Capri c'est fini ?

Dans la succession des courants qui bouleversèrent le cinéma européen puis mondial, on a souvent, assez facilement, rattaché le néoréalisme à la Nouvelle Vague. Tous deux sont nouveaux, oui, tous deux introduisent une réalité dans le cinéma, tous deux enfin l'introduisent par la caméra-stylo avant-tout. Mais peut-être faut-il davantage mettre l'accent sur l'importance du cinéma italien des années 50 comme successeur du néoréalisme et prédécesseur de la Nouvelle Vague, comme cinéma qui va rajouter à la représentation de la réalité qui éclore la modernité d'une nouvelle image nécessaire. Roberto Rossellini, déjà avant Fellini et le passage du néoréalisme à un cinéma de l'onirisme, en serait alors peut-être le plus important acteur. Non seulement est-il le cinéaste d'un réel qui crève l'écran et d'un cinéma qui remet l'accent sur la réalité populaire, comme avec le bouleversant Rome, ville ouverte en 1945, il est également celui de mélos sentimentaux anglophones comme Voyage en Italie. Un changement radical ? Non. Justement, le génie de Rossellini n'est pas que de redéfinir le cinéma italien des années 50 en le plongeant dans ses thèmes modernes (ici, l'incommunicabilité au sein du couple comme les italiens saura si bien la décrire, de Fellini à Antonioni en passant par Bolognini, en tant que thème individualiste qui tranche a priori avec la représentation populaire du néoréalisme), mais bien de concevoir ce renouveau en continuité immédiate avec le néoréalisme.

 

Voyage en Italie, s'il prend comme sujet un couple britannique en voyage, et un duo d'acteurs stars, George Sanders et surtout la compagne de Rossellini, Ingrid Bergman, n'a rien du drame hollywoodienne, mais bien plus du film social. L'étude sociologique ici ne se doit pas d'être focalisée uniquement sur le prolétariat, au contraire, elle est ici l'étude d'une bourgeoisie. Ainsi, Rossellini applique le néoréalisme, l'hyperréalisme même à ce qui sort littéralement du réel, c'est-à-dire un couple moribond, morose, vivant dans un artifice marital et luxueux. Le prétexte scénaristique est celui d'un héritage, tandis que la mise en scène minutieuse est celle de gestes banals, désincarnés qui traduisent constamment l'enferment d'un carcan bourgeois, et une déconnexion du monde. L'incommunicabilité n'est alors pas que maritale, elle est surtout sociale : ce voyage en Italie est ainsi un anti-voyage, il n'est pas visitation, mais reproduction d'un cadre qui traverse les pays, enfermement et stagnation d'une relation sociale qui ne peut changer. Ainsi, si l'on a pu opposer le personnage de Bergman, femme idéaliste et à l'esprit poétique, à celui de Sanders, les séquences de visites en l'absence du mari ne sont pas tant explorations d'un lyrisme enfoui que contemplations d'une vacuité du regard déconnecté. C'est cela, la modernité des images de Rossellini : la mise en scène d'une passivité du regard, l'exploration d'une déconnexion du héros de son environnement. Il n'y a qu'à voir la manière dont se confronte Bergman aux antiquités observés. Ce n'est ni un enracinement ni une union, au contraire, dans la froideur de ces musées comme vidées de leurs visiteurs, c'est un rejet glaçant qui prend forme dans le blanc des yeux, et un rappel glaçant d'une certaine mortalité, d'une vacuité omniprésente, qui fige les corps. L'exhumation de deux formes humaines enlacées à Pompeï en représente alors le summum, découverte d'un soi du passé enfoui et d'un futur condamnant à cet enfouissement.

 

C'est ainsi que Rossellini accouche d'un cinéma terriblement moderne, un cinéma de déconnexion qui découlera en une majorité du cinéma italien des années 50 et 60 (Le Bel Antonio, Mort à Venise, la trilogie de l'incommunicabilité d'Antonioni, La Dolce Vita, etc...), en reprenant l'éclatement sensori-moteur du néoréalisme et en l'appliquant à d'autres formes de ruptures, amoureuses, sociales, temporelles, ancrées cette fois-ci directement dans le film. Rivette, en insistant sur l'incarnation moderne du long-métrage, parlait bien déjà de cela, de cet « art de lier d’abord en pensée l’idée à la matière » (Lettre sur Rossellini), de cette chair du désincarnée, de cette action dans l'attente. Dans l'établissement de cette image moderne, Rossellini tire une grande beauté justement de cette froideur matérialisée, de cette force annihilante qui oppose Bergman aux entrailles de la Terre, comme auparavant c'était la mécanique infernale de la mise en scène qui transcendait l'opposition entre elle et une machine d'usine dans Europe 51.

 

Mais quid de la révélation (pour reprendre le schéma rivettien, « Quête, attente, révélation ») ? En effet, si la modernité de Rosselini se manifeste par l'application d'une forme à un fond qui la repousse, le néoréalisme et le drame bourgeois, c'est tout de même oublier la fin du film que d'en exclure le peuple. Grand absent de ces villas, musées et sites antiques, c'est lui qui revient de force à la fin, dans la parade religieuse, comme le retour d'une culture qui se vit et non qui se détache, comme une vague déferlante qui emporte tout sur son passage, y compris Bergman, y compris le couple, qui ne peut subsister qu'en artifice. On croirait voir alors l'écrasement de l'individu par une masse totalisante, pourtant c'est ensuite le peuple qui fête simultanément leurs retrouvailles, leur réunification. Renaissance christique même, au miracle du saignement de San Gennaro, qui devient alors renaissance d'une modernité, dépassant bien la rupture néoréaliste fondatrice : le réel n'écrase plus dans son surgissement, il incarne, profondément, totalement, oui, il est reconnexion sous l'égide d'une nouvelle image, non pas fondamentalement religieuse, mais surtout intimement humaniste. Peu importe que cette incarnation soit incertaine voire vacillante, elle est déjà une forme de renouveau.

 

Virgile Brunet

À propos de l'auteur

Virgile Brunet

Virgile Brunet

Lycéen, j’ai encore beaucoup à découvrir, et je m’intéresse au cinéma sous toutes ses formes : aussi bien Godard et Bergman que Villeneuve et Tarantino, du cinéma de toutes les nationalités et de toutes les époques. Le plus important pour moi est surtout d’avoir affaire à des auteurs: le cinéma permet alors de se jeter dans des univers singuliers et propres à des artistes différents les uns des autres.

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